Madame Anternoz fouillait dans ses souvenirs, répétant à mi-voix : " Une histoire de Noël ?... Une histoire de Noël ?... " Une petite troupe que nous connaissons bien s'était réunie pour un incroyable goûter de fête au « Poupou doux », le salon de thé de la maman d'Arthur. Arthur justement, était fort logiquement présent ainsi que Pélagie la souris qui le dévorait amoureusement du regard comme s'il était un bonhomme en pain d'épices. A sa droite, Kitsu la sauvage renarde tenait dans une main un muffin et dans l'autre une part de tarte pour alterner les bouchées. Gonzague l'escargot savourait une tasse de poupou bien chaud pendant que Willo réclamait à leur hôte un conte de Noël.
Au
bout d'un moment elle s'écria :
- Une histoire me revient en mémoire, et une bien étrange encore. Pour vous dire la vérité les enfants, cette histoire je l'ai même vécue. C'était le jour de Noël... Un jour où j'étais moi même une petite fille, à peine moins âgée que vous ne l'êtes.
A
cette époque, je vivais dans une ferme avec mes parents, dans la
vallée des Mitaines. Je vous parle d'une année où l'hiver fut le
plus rude qu'on ait jamais connu... Une année où les jours de neige
succédèrent à une semaine de gelées dès la fin de l'automne. Les
gros nuages venaient du nord et la descente des flocons était
incessante. La plaine fut ainsi rapidement ensevelie sous une couche
épaisse de poudreuse, gênant les déplacements des habitants de la
vallée.
Je
vous avouerai que rien ne pouvait me rendre plus heureuse que cet
ermitage forcé, au chaud sous les couvertures près d'un bon feu de
bois.
Les
autres fermes alentour, isolées de même, derrière leurs rideaux de
pins poudrés de cristaux de glace, semblaient dormir. Nul bruit ne
traversait plus la campagne figée, que le souffle du vent d'hiver.
Seuls les corbilains, les volatiles charognards, sillonnaient le ciel
à la recherche d'une pitance qui n'existait pas. Je les revois en
bandes sur les champs tels des mouches noires posées sur une flaque
de lait, piquant la neige de leurs longs becs.
Pendant
des semaines, je vécus un ravissement casanier. Imaginez :
plus d'école faute de pouvoir s'y rendre ! Le bonheur !
Seulement
un «beau jour», si je puis dire, cette situation
m'apparut sous un angle radicalement différent. J'avais en effet
surpris mes parents s'inquiéter de la baisse des stocks de bois et
de la raréfaction des denrées alimentaires en dépit du
rationnement. Si la situation ne s'améliorait pas, nous serions très
vite contraints de brûler les meubles et de sauter un repas sur
deux. Et après ? Si l'hiver nous poursuivait de sa bise
glacée ? Pauvre de nous...
Mais
tu ne m'avais jamais raconté tout ça, maman ! Interrompit
Arthur.
À
ce stade du récit qui les captivait, chacun des compagnons de
l'ourson avait cessé de picorer les excellents gâteaux disposés
sur la table.
- Sans doute parce que moi même j'y songe à nouveau pour la première fois depuis de longues années, mon poussin !
D'ordinaire,
Arthur ne goûtait guère les noms affectueux que sa mère s'obstinait
à lui attribuer comme s'il était encore un tout petit. Pourtant
cette fois, nulle contestation ou plainte. Seulement la hâte que
l'histoire se poursuive.
- Et alors ? Votre père a dû brûler les meubles ? s'intéressa Gonzague.
- Vous vous êtes fait pipi dessus pour vous réchauffer ? tenta Pélagie.
Pendant
les semaines qui suivirent, il n'advint nulle accalmie
météorologique. Les champs et les arbres que j'observais depuis ma
fenêtre à l'étage, me semblaient morts comme tués par le froid.
Plus personne ne s'aventurait en extérieur depuis maintenant deux
mois et seules les cheminées des chaumières révélaient la vie
enfouie alentour. À ce stade là, l'observation du ballet
ininterrompu des minces filets de fumée qui montaient droit dans le
ciel, constituait mon principal loisir. De temps en temps j'entendais
craquer les arbres, comme si le gel redoutable pétrifiait la sève
et fracturait leur échine, des racines jusqu'aux cimes.
À
mesure que la disette approchait et que nous entamions nos ultimes
stères de bois, je lisais la terreur sur le visage de mes parents.
Les ragouts de pomme de terre avaient depuis longtemps laissé la
place aux soupes d'épluchures, elles-mêmes supplantées par les
bouillons de soupe puis par les bouillons de bouillons. Quant au
chauffage, lorsque fut brûlée la dernière bûche suivie du dernier
meuble, suivi du dernier livre, mon père décida de réagir avant
qu'il ne fût trop affaibli.
Si
nos campagnes étaient cruellement affectées, nul doute que le bourg
des Mitaines était mieux préparé à affronter ces conditions
extraordinaires. Profitant d'un ciel clair comme le cristal, mon père
résolut d'aller jusqu'au village chercher des provisions. Selon
lui, si l'expédition s'avérait impossible, les habitations semées
çà et là constitueraient un refuge de dernier recours. Ainsi, en
dépit des protestations de sa femme et sa fille, il se risqua à
braver le vaste espace rigoureux.
Ce
jour que je vous conte, était celui de Noël.
- Votre papa était drôlement courageux Mme Anternoz, s'exclama Willo, admiratif.
Cette
bravoure était en réalité cousine du désespoir. Ne rien tenter
revenait à nous condamner tous à court terme. Je nous revois ma
mère et moi agglutinés aux carreaux, le souffle suspendu à chacun
des pas que ce père courage entreprenait péniblement dans la neige.
Tandis que sa progression lente mais certaine commençait à nous
apporter un menu réconfort, la nature se chargea finalement de
balayer nos récents espoirs. Un vent plus violent encore que tous
les précédents, épandit sur la plaine des cristaux de glace plus
acérés que des rasoirs. Couvert de multiples épaisseurs de linge,
mon père sembla lutter un temps, mais la violence déchainée eut tôt
fait de plier sa volonté et de briser son corps. Imaginez l'horreur
pour nous, d'observer cette lointaine silhouette de l'être aimée,
cesser peu à peu de se débattre pour se figer, glacée. Notre
désespoir fut total et la douleur indicible.
- Mais c'est trop horrible Madame ! interrompit Pélagie.
Les cinq enfants, les yeux ronds comme des prunes n'en revenaient pas de ce qu'ils entendaient. Kitsu interrogea son jeune camarade : - Mais alors, tu n'as jamais connu ton grand-père, Arthur ?
Ne
concluez pas trop vite, mes poussins !
À
ce stade de mon récit, vous vous souviendrez sans doute que lorsque
survinrent ces terribles évènements, j'étais à peine plus jeune
que vous ne l'êtes. Est-ce la violence de cette épreuve qui me fit
basculer dans l'adolescence ? Je ne saurais l'affirmer mais ce
qui est certain c'est qu'en ce sombre instant, une lueur jaillit. Une
lueur bleue pour être plus précise... celle de mon pouvoir.
Inconsciemment, je déclenchais pour la première fois de ma jeune
existence, ma magie de téléportation et me retrouvais subitement
dans la plaine gelée.
Imaginez
ma surprise lorsque je découvris que je venais de quitter la
chaleur de mon foyer pour atterrir en pleine bise frigorifiante.
Les
parents évoquent souvent le jour où l'on ne sera plus vraiment un
enfant mais rien ne m'avait préparé à un rite aussi brutal.
Hébétée, déboussolée, je n'étais pas équipée pour résister à
un tel froid. Je décidais donc de réagir promptement. Un regard
circulaire suffit à me situer. Je fixai dès lors la silhouette
immobile de mon père et tentais malgré les engelures naissantes et
l'engourdissement de mon corps, de me concentrer. Chaque seconde
passée me rapprochait davantage d'un sommeil fatal.
Je
fermais alors les yeux pour tenter de redéployer ce pouvoir encore
frêle. Et le miracle eut lieu. Certes modeste, dans un premier temps
puisque je n'avais cette fois effectué qu'un saut de puce mais
qu'importe. Mon objectif était de rejoindre mon père et chaque
mètre constituait une victoire en soi.
Ce
modeste premier pas se révéla un simple galop d'essai puisque j'en
effectuais bien vite un second plus conséquent suivi d'un
troisième... puis d'un quatrième ! La machine était lancée
et euphorique malgré la rudesse des éléments, je multipliais les
petits nuages bleutés jusqu'à atteindre mon objectif. Le teint
livide et les yeux fermés, mon père avait tout de la sculpture de
glace. Sans perdre un instant, je réunis mes ultimes forces et..
- Et vous l'avez sauvé ?! coupa une Pélagie au comble de l'angoisse.
- Naturellement qu'elle l'a sauvé ! Aujourd'hui encore, mon papi Célestin est toujours vivant expliqua Arthur !
- Je préfère ça, souffla Willo...
Effectivement,
je réussis à rejoindre la ferme voisine avec mon glaçon de père.
Après un traitement de choc à base de flambée de bois et d'alcool
à 70°, il fut remis sur pattes. Je fus célébrée par mes voisins
comme une héroïne alors que j'avais seulement agi comme n'importe
qui d'autre l'aurait fait à ma place !
Gonzague
s'interrogeait : Comment s'est conclu cet hiver redoutable ?
Dès
lors que mon pouvoir se révéla, les cartes furent redistribuées et
l'isolement ne fut plus de mise pour les habitants des Mitaines.
J'usais de mon don pour combattre les jours de glace qui suivirent en
m'approvisionnant au centre ville. Chaque jour, on pouvait me voir
sautiller, d'un lieu à un autre pour distribuer les denrées ou le
chauffage à ceux qui en étaient privés.
C'est
d'ailleurs ainsi que je fis la connaissance de ton papa Arthur, mais
ceci est une autre histoire, pour un autre jour...
Voici
mes enfants le conte de Noël que j'ai vécu. Il en vaut bien un
autre.
***
BONNE LECTURE et JOYEUSES FÊTES !
Loïc
Quel succès pour « Le Temps des Mitaines » d’Anne Montel et Loïc Clément !
Après avoir reçu le Prix Tibet – Meilleur BD Jeunesse 2014 (attribué par le Conseil général de l’Aube) et le Prix – Meilleure BD Jeunesse de la librairie MillePages de Vincennes, cette magnifique BD est maintenant dans la sélection pour le Prix Jeunesse 2015 du Festival international de BD d’Angoulême et dans la sélection pour le prix BD organisé par canal BD et J’aime Lire MAX !
Et pour couronner le tout, « Le temps des Mitaines » a été présenté hier soir sur France Inter dans l’émission « L’as-tu lu mon p’tit Loup ? »
Pour écouter, l’émission, c’est par ici :
http://www.franceinter.fr/
Bref, vous êtes sûrs de faire des heureux en mettant "Le Temps des Mitaines au pied du sapin !